Que connaissent du bonheur les victimes d'inceste ? Je ne vais parler qu'en mon nom, mais, pendant longtemps, rien. Les victimes connaissent le malheur, la douleur, la noirceur, la salissure, la honte. Elles trainent leur ombre dans le monde, sans le comprendre, sans pouvoir l'appréhender, s'y méler. Le bonheur n'est pour elles qu'un concept abstrait, trop éloigné de leur réalité pour qu'elles ne puissent, même un seul instant, l'espérer. Elles errent dans un univers où le bonheur n'est pas visible, il n'existe pas. Et elles souffrent en silence, longtemps, emprisonnées dans un carcan de douleur. Malheureusement, beaucoup restent coincées dans ce monde malheureux où à leur insu et contre leur gré, elles ont été plongées.
D'autres, trop peu nombreuses encore, ont plus de chance. Une percée lumineuse vient déchirer le monde de noirceur dans lequel elles se noient. Des mains aidantes les tirent hors de ce monde. Cela passe bien souvent par une thérapie, longue, douloureuse, courageuse. Un bon accompagnement professionnel et relationnel est la clé de la porte de sortie des ténèbres dans lesquelles elles sont enfermées. Sans cela rien n'est posssible, c'est une des conditions nécessaires mais non suffisantes, les victimes, pour en sortir, doivent mobiliser l'énergie et le courage qu'elles ignorent bien souvent avoir, elles sont avant tout guidé par un espoir fou qui leur souffle que c'est possible, si cet espoir s'éteint, plus rien...
Mais quand les victimes sont accompagnées et que l'espoir est présent, alors, peu à peu, douloureusement, courageusement, elles peuvent sortir de la noirceur et découvrir quelques couleurs. Debout, la tête relevée, elles prennent conscience qu'elles sont en vie, qu'elles ont survécu. Et elles découvrent un nouveau monde qui leur semble étranger. Un monde fait de gens qui rient, qui se font confiance, qui s'aiment. Elles n'y connaissent rien, là d'où elles viennent régnait l'inverse : les larmes, la méfiance, la haine... Elles connaissent la puissance de cet inverse, sa puissance dévastatrice et destructrice. Alors elles observent, beaucoup. Les gens, leurs plaintes, leurs douleurs et aussi leurs joies. Elles s'interrogent aussi, beaucoup. Que signifie les plaintes des gens ? Quels sont leurs maux aux autres ? Elles qui sont restées si longtemps sans un mot, elles entendent beaucoup de plaintes pour rien, beaucoup de grands et hauts mots prononcés pour si peu. Et en parallèle, aussi des rires, des joies, un lever de soleil, un jeu d'enfants, des moments de partage, de confiance, de sincérité...
Alors, peu à peu, tout doucement, elles prennent conscience qu'autre chose est possible, qu'il y a un autre côté, plus lumineux, plus heureux. Et quand elles sont suffisamment guéries, qu'elles retrouvent suffisamment confiance en elles, qu'elles portent sur elles un regard bienveillant, alors l'idée peut germer, fragile et petite au départ, une belle idée, l'idée qu'après avoir traversé ces ténèbres, après y avoir survécu, alors, elles aussi, elles surtout, ont droit au bonheur ! Et cette idée fait peu à peu son chemin, et, à ce moment seulement, l'importance du bonheur pour les victimes d'inceste prend tout son sens. Le bonheur devient l'axe qui guide leur vie... Après toutes ces galères, toutes ces souffrances, le passé vécu 100% noir, alors, oui, elles méritent et revendiquent un bonheur à 150%, un bonheur aussi haut qu'il viendra contrebalancer les souffrances endurées. Un bonheur à la hauteur, à une très grande hauteur.
Et je suis persuadée que les victimes d'inceste, après toutes les étapes franchies, sont plus à même de savourer le bonheur, et elles sont plus douées pour le bonheur. Car elles connaissent la vraie souffrance, elles savent goûter le moindre petit bonheur car pour elles, c'est déjà énorme.
Et puis, beaucoup se plaignent, les victimes d'inceste, non, elles se plaignent rarement, ce qui est une force dans la recherche du bonheur. Car le bonheur n'est pas un dû, il n'arrive pas tout seul, il n'est jamais acquis, le bonheur s'entretient, se paufine, s'amplifie mais il nécessite des efforts, il nécessite des choix, de la volonté, il implique le mouvement, il est à réinventer, chaque jour, toujours. Il demande du courage, le bonheur, ça se mérite. Et les victimes d'inceste, avec le vécu passé, elles, le méritent, elles le méritent énormément, et elles sont courageuses, et elles ont eu la force de survivre à leur passé d'incestué, elles ont cette force en elles. Alors, quand elles peuvent après un long temps de reconstruction, prendre conscience de cette force, prendre conscience qu'une fois guérie du passé, elles peuvent se tourner vers l'avenir, qu'elles n'ont plus à utiliser leur force, leur courage, leur énergie à panser des plaies du passé, alors, pour elles, rien d'impossible.
J'ai la chance d'en être là aujourd'hui, j'ai la chance de savoir qui je suis, qui j'ai été, d'avoir conscience de ce que j'ai enduré, de savoir vers quoi je veux me tourner. Alors je peux me lancer dans des projets, car je peux ressentir en moi, ce qui me guide, ce qui me motive et me donne l'envie et la motivation nécessaires pour accomplir ce que je souhaite. Voilà, je veux un bonheur au-dessus de la normale, je veux un bonheur illimité, par ce que j'ai vécu, je le mérite. Je n'attends pas qu'il me tombe dessus, car, d'après mon expérience, quand quelque chose nous tombe dessus il est fort à parier que ce n'est pas fiable. Mon bonheur, je le construis, jour après jour, et c'est le chemin que je trace devant moi. Quelques soient les détours et les embuches qui peuvent être sur ce chemin, s'il mène au bonheur, j'en serai capable car la force qu'il m'a fallu puiser pour me sortir du passé est maintenant présente pour construire mon avenir. Le bonheur guide mes pas, à chaque instant, à chaque situation, voilà quelle est l'importance du bonheur pour les victimes d'inceste !